Vacance de l’évêché de Strasbourg

Ve – VIe siècle


Premières vagues d’invasion

 

Après  l’invasion de 407, des tribus barbares s’installent en grand nombre dans la campagne alsacienne.  A Hochfelden, carrefour important entre Tres Tabernae (Saverne) et la capitale des Triboques Brocomagus (Brumath),  dans la tuilerie Lanter, au lieu dit Auf den Scherlenheimerweg, on a retrouvé une sépulture aristocratique datée du début du Ve siècle. Le squelette était celui d'une femme âgée de 50 à 70 ans, placée dans un cercueil en bois trapézoïdal assemblé sans clous. Richement habillée, elle portait une paire de boucles d'oreilles en or, un collier en tresse d'or pourvu de trente pendeloques coniques faites de feuilles d'or enroulées et suspendues à espace régulier, fibules en argent, et tunique byzantine ornée de paillettes d’or. Le mobilier accompagnant la défunte rattache la tombe à la tradition des cavaliers huns. D’autre part le tassement de vertèbres du squelette indique que cette personnalité de haut rang était coutumière d’une pratique cavalière régulière et prolongée.  Tous ces indices suggèrent que Hochfelden avait été choisi comme résidence d’un chef barbare nomade de haut rang, hun ou alain, peu après l’évacuation des dernières troupes romaines.

Le site conservera cette prépondérance  au gré des vagues migratoires successives puisqu’on retrouva dans les environs, à l’emplacement des carrières Pfister plusieurs nécropoles alamanes ou franques où les défunts étaient enterrées avec leurs armes ou leur parures, signe de tombes païennes. Il y avait là un nombre impressionnant de glaives courts à un tranchant (scramasax), d’épées longues à deux tranchants (spatha), de fers de javelots, ainsi que des pièces de verrerie, de bijoux et de pièces de monnaie du Bas-Empire perforées et donc réutilisées en colliers. Le nombre considérable des sépultures est l’indice d’un peuplement assez dense dans les décennies qui ont suivi le retrait de l’administration romaine.

 

Dans la région d’Obernai, on a retrouvé 17 sépultures du Ve siècle dont deux crânes étaient étrangement déformés, allongés vers l’arrière : une femme et un préadolescent. On connaît seulement quelques dizaines de cas similaires en Europe. Pour les spécialistes de l'Inrap, cette déformation crânienne, que l'on retrouve aussi chez les pré-Incas d'Amérique du Sud, est la «signature» d'une population barbare. Les Huns, et avec eux d'autres peuples orientaux comme les Sarmates ou les Alains, tout droit venus du Caucase, ont introduit cette pratique en Occident, vite copiée par les peuples germaniques (Burgondes, Francs et autres Alamans). L'objectif: se distinguer du commun des mortels et manifester ainsi un statut social supérieur.

 

Dès leur plus jeune âge, des petits «nobles» barbares, a priori de sexe féminin, voyaient ainsi leur crâne enserré dans des planchettes ou des liens, et ce jusqu'à l'adolescence. Une erreur dans la manipulation pouvait entraîner la mort ou des dégâts irréparables, ce qui, si l'on se souvient de l'importance sociale des enfants en question, suppose que les manipulateurs étaient versés dans la science du développement crânien et brillaient par leur dextérité. La découverte d'un crâne adulte trépané, et parfaitement cicatrisé, indiquant que le «patient» a survécu, témoigne de cette agilité. Une fois définitive, la déformation ne semble pas avoir eu de conséquences neurologiques majeures. Le résultat était sans doute saisissant: un front immense prolongé par une sorte de coiffe naturelle recouverte par la chevelure.

Outre les déformations crâniennes, les objets retrouvés dans les tombes, notamment des épingles en or et un miroir typique des peuples des steppes, «traduisent des influences culturelles nomades». Les inconnus d'Obernai feraient donc partie de ces hordes hunniques ayant déferlé en Gaule à l'aube des années 400. Avant de s'y installer confortablement puisque la nécropole d'Obernai n'est pas un cimetière de guerriers morts au combat mais témoigne, par son organisation, d'une population stable implantée sur place. On pense donc que ces nomades étaient peut-être des alliés appelés par les Romains pour défendre la frontière ou des tribus venues pacifiquement après le déferlement des premières vagues, une fois l’ordre romain disparu.

Les barbares d'Obernai avaient d’ailleurs opté pour de bonnes terres sur le site d’une ancienne ferme indigène puisque la fouille a révélé dans cette zone riche en lœss une nécropole du néolithique et une ferme gauloise.

 

La présence des Huns en Alsace est attestée en 451 puisqu’on sait qu’Attila détruisit Strasbourg lors de son retrait de Gaule mais l’archéologie semble bien montrer une présence antérieure.  On sait qu’Aetius, général en chef d’une armée romaine affaiblie et multiculturelle, a fait appel aux Huns à plusieurs reprises, notamment en 425 contre les Wisigoths, en 428 contre les Francs rhénans et en 436 contre les Burgondes, mais il recruta aussi des Alains, des Francs, des Hérules et d’autres peuples barbares.

 

Les Alamans


En 451 Attila et ses Huns repassent le Rhin et incendie Argentorate une dernière fois. Bien qu’une faible présence chrétienne s’est sans doute maintenue durant tout le Ve siècle (suggérée par les recherches de J.J. Hatt), cette destruction mit sans doute à bas les derniers vestiges de l’administration romaine à Argentorate. Ce fut sans doute aussi la fin de la présence des Huns en Alsace. Progressivement les Alamans, nombreux dans la région du Rhin supérieur, établirent leur prépondérance dans toute la région comme en témoigne aujourd’hui encore le dialecte alsacien, dominant jusqu’aux vallées vosgiennes et à Wissembourg. Des dialectes apparentés existent encore au pays de Bade, en Bavière et en Suisse Allemande.  En 456, Sidoine Appollinaire, évêque de Clermont, écrivit que les Alamans occupent les deux rives du Rhin « soit comme indigènes soit comme vainqueurs ». Comme le nota Ammien Marcellin un siècle plus tôt, les Alamans préféraient s’établir dans la campagne et ils négligèrent probablement longtemps Strasbourg où ils ne virent pas un grand intérêt militaire. JJ Hatt note que peu de vestiges ont été retrouvés de la période de la fin de Ve siècle au VIe siècle  dans la ville. Les reste de la population gallo-romaine chrétienne devait survivre péniblement dans les ruines de l’ancienne métropole.

Une chose est certaine : les Alamans restèrent païens très longtemps puisqu’au milieu du VIe siècle, l’historien byzantin Agathias de Myrine note dans le contexte des guerres menées par les Goths et les Francs contre les Byzantins que les Alamans qui combattaient aux côtés du roi franc Theudebald (en 552) étaient en tous points semblables aux Francs sauf en ce qui avait trait à la religion, puisque « ils adorent certains arbres, l’eau des rivières ou fleuves, les collines, les montagnes et les vallées en l’honneur desquelles ils offrent des chevaux, du bétail et de nombreux autres animaux en les décapitant, s’imaginant en le faisant, faire acte de piété. »

L’auteur parle également du caractère impitoyable des Alamans dans leur destruction des sanctuaires chrétiens et dans leur pillage des églises, alors que les Francs, eux, manifestaient le plus grand respect à l’endroit de ces lieux de culte. Agathias exprime l’espoir qu’au contact des Francs, les Alamans adoptent de meilleures manières.

Jusqu’à la fin du VIIe siècle au moins, les Alamans continuèrent donc à adorer les anciennes divinités comme Wotan et Donar. Une médaille d’or trouvée à Daxland montre un être humain, probablement Wotan, se métamorphosant en oiseau; deux autres médailles montrent une déesse, probablement la déesse mère Frîja. Des années 520 aux années 620, on note d’ailleurs une recrudescence des inscriptions en Vieux Futhark (la plus ancienne des écritures runiques) dans la zone sous leur contrôle. Environ soixante-dix spécimens ont été retrouvés, la moitié d’entre eux sur des fibules, d’autres sur des boucles de ceintures, divers bijoux et parties d’armement. L’utilisation des inscriptions runiques disparut avec l’avancée du christianisme. La fibule de Nordendorf (début du VIIe siècle) porte les noms de divinités païennes. Le terme logaþorewodanwigiþonar peut se comprendre comme « Wodan et Donar sont des magiciens/sorciers », mais pourrait aussi constituer une invocation païenne à la puissance de ces divinités ou une invocation chrétienne contre leur pouvoir magique. Une inscription rune sur une fibule découverte à Bad Ems exprime un sentiment pieux chrétien que confirme la présence d’une croix. Elle se lit : god fura dih deofile ou Dieu pour/devant toi, Théophile ! Datant d’entre 660 et 690, elle marque la fin de la tradition alémanique autochtone de l’écriture rune. Situé dans la Rhénanie-Palatinat, sur la frontière nord-ouest de colonie alémanique, Bad-Ems est l’endroit où l’influence franque devait être la plus forte.

 

Les Francs en Alsace


Avec la victoire de Clovis à Tolbiac (en 496, suivit peut-être d’une autre victoire dix ans ou douze ans plus tard), les Francs affirment leur suprématie sur les Alamans. De fait, on a longtemps considéré que leur main mise sur l’Alsace fut immédiate et totale. Or, cette conclusion n’est aujourd’hui plus retenue. D’abord les dialectes attestent clairement que la population franque ne s’étendit guère au sud de Wissembourg, limite de la langue francique. Des villages comme Frankolsheim, Hochfrankenheim et Kleinfrankenheim autour de la zorn indiquent sans doute des minorités franques dans une région majoritairement alamane. L’émigration franque dans cette zone fut donc limitée. Ainsi les historiens admettent aujourd’hui que l’intégration des provinces limitrophes de l’est aux royaumes francs ne se fit que progressivement. Vers 532-534 c’est le royaume des Burgondes qui est absorbé par les Francs et vers 536-537 c’est autour de l'Alémanie de passer sous l’autorité franque avec les roi alamans devenant ducs des rois francs (le premier d’entre eux fut Butilin duc des Alamans de 539 à 554). Ce n’est qu’alors  que l’Alsace devient dans sa totalité province du royaume franc de Reims dont le roi était depuis 534 Théodebert 1er, petit fils de Clovis. On a vu plus précédemment que les Alamans combattirent dans les rangs de l’armée franque en 552.

Pourtant durant encore quelques temps, l’implication franque en Alsace sera faible car à cette époque les rois francs étaient tous établis non loin de Paris (Soisson, Reims, Tournai et Orléans) et ils ne cessaient de se disputer le pouvoir sur des provinces aux contours encore mouvants. La gestion des frontières de l’est dut donc probablement être laissée aux ducs locaux. Durant les années 550 la province était toujours sous l’autorité du Royaume de Reims (Théodebert 1er régna jusqu’en 548 et son fils Théodebald jusqu’en 555). En 555 ce royaume passa sous l’autorité de Clotaire, roi de Soissons. Il faudra attendre 561, et le passage de province dans le giron austrasien dont le pouvoir était à Metz, pour que les Francs ce soucient enfin des provinces rhénanes.

Au fur et à mesure de leur main mise sur la région, ils accentuèrent leur pression politique, notamment en appointant des personnalités de haut rang à travers la province et en changeant la plupart des noms de village (de –ingen en –heim par exemble).

 

L’église d’Alsace

 

Durant tout le Moyen Âge et jusqu’au XVIIIe siècle on admettait à propos de la cathédrale de Strasbourg que Clovis avait « placé la première pierre de ce somptueux vaisseau » et une inscription gravée dans l’église Saint Martin (démolie en 1529) rappelait la fondation de ce sanctuaire en 513 par sainte Clotilde, l’épouse de Clovis. Pourtant même si ces actes politiques étaient avérés, la communauté chrétienne de la ville vécut probablement durant plusieurs décennies encore en cercle fermé, minorité parmi une majorité païenne. Les conciles de 511 et 533 à Orléans et surtout le concile de  535 à Clermont n’ont reçu de représentation d’aucun évêque des évêchés du Rhin de Cologne à Bâle. Seuls les évêques de Metz et Trèves étaient représenté au concile de Clermont. Ceux du Rhin n’étaient donc probablement pas encore restaurés à cette époque.


Le pouvoir franc, on l’a vu, était alors éloigné de cette zone et la conversion religieuse des provinces éloignées fut laissée à la charge de missionnaires comme Saint Colomban et Saint Fridolin qui à la fin du VIe siècle trouvèrent encore des populations païennes le long du Rhin. C’est donc sans doute seulement avec l’appointement d’Arbogast, que la royauté franque décida enfin de convertir enfin l’Alsace en faisant renaitre l’évêché disparu depuis la chute de l’empire romain. C’est le début d’une nouvelle période pour l’Alsace. Vers 580, Grégoire de Tour est le premier à mentionner le nouveau nom de la capitale alsacienne : « La ville d’Argentorat maintenant appelée Strateburg ».


Il faudra cependant encore de nombreuses décennies pour l’église s’implante réellement dans la société locale puisque le Pactus Alamannorum du début du VIIe siècle ne mentionne pratiquement aucun privilège spécial pour l’Église, alors que la Lex Alamannorum d’une vingtaine d’années plus tardive consacre tout un chapitre à ce sujet.

 

Colonies franques autour de la zorn


Attila

Les Huns à la bataille de Chalons, illustration de A. de Neuville (1836-1885), dans Histoire populaire de la France, Volume I 







Crane allonge pres de Obernai

Crâne déformé découvert près d’Obernai








Mobilier hun pres Obernai

Mobilier typique des tribus nomades des steppes Découvert près d’Obernai







Clovis a Tolbiac

Victoire de Clovis sur les Alamans - Tolbiac  496








Casque franc

Casque franc










Concile de 511

Concile de 511







Concile de 535

Conciles de 533 et 535